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-- OCTAVE, SYLVESTRE.
OCTAVE
Ah ! fâcheuses nouvelles pour un coeur amoureux ! Dures extrémités où je me vois réduit ! Tu viens, Sylvestre, d'apprendre au port que mon père revient ?
SYLVESTRE
Oui.
OCTAVE
Qu'il arrive ce matin même ?
SYLVESTRE
Ce matin même.
OCTAVE
Et qu'il revient dans la résolution de me marier ?
SYLVESTRE
Oui.
OCTAVE
Avec une fille du seigneur Géronte ?
SYLVESTRE
Du seigneur Géronte.
OCTAVE
Et que cette fille est mandée de Tarente ici pour cela ?
SYLVESTRE
Oui.
OCTAVE
Et tu tiens ces nouvelles de mon oncle ?
SYLVESTRE
De votre oncle.
OCTAVE
A qui mon père les a mandées par une lettre ?
SYLVESTRE
Par une lettre.
OCTAVE
Et cet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires ?
SYLVESTRE
Toutes nos affaires.
OCTAVE
Ah ! parle, si tu veux, et ne te fais point de la sorte arracher les mots de la bouche.
SYLVESTRE
Qu'ai-je à parler davantage ? Vous n'oubliez aucune circonstance, et vous dites les choses tout justement comme elles sont.
OCTAVE
Conseille-moi, du moins, et me dis ce que je dois faire dans ces cruelles conjonctures.
SYLVESTRE
Ma foi, je m'y trouve autant embarrassé que vous, et j'aurais bon besoin que l'on me conseillât moi-même.
OCTAVE
Je suis assassiné par ce maudit retour.
SYLVESTRE
Je ne le suis pas moins.
OCTAVE
Lorsque mon père apprendra les choses, je vais voir fondre sur moi un orage soudain d'impétueuses réprimandes.
SYLVESTRE
Les réprimandes ne sont rien, et plût au Ciel que j'en fusse quitte à ce prix ! Mais, j'ai bien la mine, pour moi, de payer plus cher vos folies, et je vois se former de loin un nuage de coups de bâton qui crèvera sur mes épaules.
OCTAVE
O Ciel ! par où sortir de l'embarras où je me trouve ?
SYLVESTRE
C'est à quoi vous deviez songer avant que de vous y jeter.
OCTAVE
Ah ! tu me fais mourir par tes leçons hors de saison.
SYLVESTRE
Vous me faites bien plus mourir par vos actions étourdies.
OCTAVE
Que dois-je faire ? Quelle résolution prendre ? A quel remède recourir ?
SCAPIN
Qu'est-ce, seigneur Octave ? qu'avez-vous ? qu'y a-t-il ? quel désordre est-ce là ? Je vous vois tout troublé.
OCTAVE
Ah ! mon pauvre Scapin, je suis perdu, je suis désespéré, je suis le plus infortuné de tous les hommes !
SCAPIN
Comment ?
OCTAVE
N'as-tu rien appris de ce qui me regarde ?
SCAPIN
Non.
OCTAVE
Mon père arrive avec le seigneur Géronte, et ils me veulent marier.
SCAPIN
Eh bien ! qu'y a-t-il là de si funeste ?
OCTAVE
Hélas ! tu ne sais pas la cause de mon inquiétude.
SCAPIN
Non ; mais il ne tiendra qu'à vous que je la sache bientôt ; et je suis homme consolatif, homme à m'intéresser aux affaires des jeunes gens.
OCTAVE
Ah ! Scapin, si tu pouvais trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis, je croirais t'être redevable de plus que de la vie.
SCAPIN
A vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m'en veux mêler. J'ai sans doute reçu du Ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d'esprit, de ces galanteries ingénieuses, à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ; et je puis dire sans vanité qu'on n'a guère vu d'homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts et d'intrigues, qui ait acquis plus de gloire que moi dans ce noble métier. Mais, ma foi, le mérite est trop maltraité aujourd'hui, et j'ai renoncé à toutes choses depuis certain chagrin d'une affaire qui m'arriva.
OCTAVE
Comment ? Quelle affaire, Scapin ?
SCAPIN
Une aventure où je me brouillai avec la justice.
OCTAVE
La justice !
SCAPIN
Oui, nous eûmes un petit démêlé ensemble.
SYLVESTRE
Toi et la justice ?
SCAPIN
Oui. Elle en usa fort mal avec moi, et je me dépitai de telle sorte contre l'ingratitude du siècle, que je résolus de ne plus rien faire. Baste ! Ne laissez pas de me conter votre aventure.
OCTAVE
Tu sais, Scapin, qu'il y a deux mois que le seigneur Géronte et mon père s'embarquèrent ensemble pour un voyage qui regarde certain commerce où leurs intérêts sont mêlés.
SCAPIN
Je sais cela.
OCTAVE
Et que Léandre et moi nous fûmes laissés par nos pères, moi sous la conduite de Sylvestre, et Léandre sous ta direction.
SCAPIN
Oui. Je me suis fort bien acquitté de ma charge.
OCTAVE
Quelque temps après, Léandre fit rencontre d'une jeune Egyptienne dont il devint amoureux.
SCAPIN
Je sais cela encore.
OCTAVE
Comme nous sommes grands amis, il me fit aussitôt confidence de son amour et me mena voir cette fille, que je trouvai belle à la vérité, mais non pas tant qu'il voulait que je la trouvasse. Il ne m'entretenait que d'elle chaque jour, m'exagérait à tous moments sa beauté et sa grâce, me louait son esprit et me parlait avec transport des charmes de son entretien, dont il me rapportait jusqu'aux moindres paroles, qu'il s'efforçait toujours de me faire trouver les plus spirituelles du monde. Il me querellait quelquefois de n'être pas assez sensible aux choses qu'il me venait de dire, et me blâmait sans cesse de l'indifférence où j'étais pour les feux de l'amour.
SCAPIN
Je ne vois pas encore où ceci veut aller.
OCTAVE
Un jour que je l'accompagnais pour aller chez des gens qui gardent l'objet de ses voeux, nous entendîmes dans une petite maison d'une rue écartée quelques plaintes mêlées de beaucoup de sanglots. Nous demandons ce que c'est. Une femme nous dit en soupirant que nous pouvions voir là quelque chose de pitoyable en des personnes étrangères, et qu'à moins d'être insensibles, nous en serions touchés.
SCAPIN
Où est-ce que cela nous mène ?
OCTAVE
La curiosité me fit presser Léandre de voir ce que c'était. Nous entrons dans une salle, où nous voyons une vieille femme mourante, assistée d'une servante qui faisait des regrets, et d'une jeune fille toute fondante en larmes, la plus belle et la plus touchante qu'on puisse jamais voir.
SCAPIN
Ah ! ah !
OCTAVE
Une autre aurait paru effroyable en l'état où elle était, car elle n'avait pour habillement qu'une méchante petite jupe, avec des brassières de nuit qui étaient de simple futaine, et sa coiffure était une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissait tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules ; et cependant, faite comme cela, elle brillait de mille attraits, et ce n'était qu'agréments et que charmes que toute sa personne.
SCAPIN
Je sens venir les choses.
OCTAVE
Si tu l'avais vue, Scapin, en l'état que je dis, tu l'aurais trouvée admirable.
SCAPIN
Oh ! je n'en doute point ; et, sans l'avoir vue, je vois bien qu'elle était tout à fait charmante.
OCTAVE
Ses larmes n'étaient point de ces larmes désagréables qui défigurent un visage : elle avait, à pleurer, une grâce touchante, et sa douleur était la plus belle du monde.
SCAPIN
Je vois tout cela.
OCTAVE
Elle faisait fondre chacun en larmes en se jetant amoureusement sur le corps de cette mourante, qu'elle appelait sa chère mère, et il n'y avait personne qui n'eût l'âme percée de voir un si bon naturel.
SCAPIN
En effet, cela est touchant, et je vois bien que ce bon naturel-là vous la fit aimer.
OCTAVE
Ah ! Scapin, un barbare l'aurait aimée.
SCAPIN
Assurément. Le moyen de s'en empêcher !
OCTAVE
Après quelques paroles dont je tâchai d'adoucir la douleur de cette charmante affligée, nous sortîmes de là et, demandant à Léandre ce qui lui semblait de cette personne, il me répondit froidement qu'il la trouvait assez jolie. Je fus piqué de la froideur avec laquelle il m'en parlait, et je ne voulus point lui découvrir l'effet que ses beautés avaient fait sur mon âme.
SYLVESTRE, à Octave. Si vous n'abrégez ce récit, nous en voilà pour jusqu'à demain. Laissez-le-moi finir en deux mots. (A Scapin.) Son coeur prend feu dès ce moment. Il ne saurait plus vivre qu'il n'aille consoler son aimable affligée. Ses fréquentes visites sont rejetées de la servante, devenue la gouvernante par le trépas de la mère : voilà mon homme au désespoir. Il presse, supplie conjure : point d'affaire. On lui dit que la fille, quoique sans bien et sans appui, est de famille honnête et qu'à moins que de l'épouser, on ne peut souffrir ses poursuites ; voilà son amour augmenté par les difficultés. Il consulte dans sa tête, agite, raisonne, balance, prend sa résolution : le voilà marié à elle depuis trois jours.
SCAPIN
J'entends.
SYLVESTRE
Maintenant, mets avec cela le retour imprévu du père, qu'on n'attendait que dans deux mois ; la découverte que l'oncle a faite du secret de notre mariage, et l'autre mariage qu'on veut faire de lui avec la fille que le seigneur Géronte a eue d'une seconde femme qu'on dit qu'il a épousée à Tarente.
OCTAVE
Et par-dessus tout cela, mets encore l'indigence où se trouve cette aimable personne et l'impuissance où je me vois d'avoir de quoi la secourir.
SCAPIN
Est-ce là tout ? Vous voilà bien embarrassés tous deux pour une bagatelle ! C'est bien là de quoi se tant alarmer ! N'as-tu point de honte, toi, de demeurer court à si peu de chose ? Que diable ! te voilà grand et gros comme père et mère, et tu ne saurais trouver dans ta tête, forger dans ton esprit, quelque ruse galante, quelque honnête petit stratagème, pour ajuster vos affaires ? Fi ! Peste soit du butor ! Je voudrais bien que l'on m'eût donné autrefois nos vieillards à duper : je les aurais joués tous deux par-dessous la jambe, et je n'étais pas plus grand que cela que je me signalais déjà par cent tours d'adresse jolis.
SYLVESTRE
J'avoue que le Ciel ne m'a pas donné tes talents, et que je n'ai pas l'esprit, comme toi, de me brouiller avec la justice.
OCTAVE
Voici mon aimable Hyacinte.
HYACINTE
Ah ! Octave, est-il vrai ce que Sylvestre vient de dire à Nérine, que votre père est de retour et qu'il veut vous marier ?
OCTAVE
Oui, belle Hyacinte, et ces nouvelles m'ont donné une atteinte cruelle. Mais que vois-je ? vous pleurez ? Pourquoi ces larmes ? Me soupçonnez-vous, dites-moi, de quelque infidélité, et n'êtes-vous pas assurée de l'amour que j'ai pour vous ?
HYACINTE
Oui, Octave, je suis sûre que vous m'aimez, mais je ne le suis pas que vous m'aimiez toujours.
OCTAVE
Eh ! peut-on vous aimer qu'on ne vous aime toute sa vie ?
HYACINTE
J'ai ouï dire, Octave, que votre sexe aime moins longtemps que le nôtre, et que les ardeurs que les hommes font voir sont des feux qui s'éteignent aussi facilement qu'ils naissent.
OCTAVE
Ah ! ma chère Hyacinte, mon coeur n'est donc pas fait comme celui des hommes, et je sens bien, pour moi, que je vous aimerai jusqu'au tombeau.
HYACINTE
Je veux croire que vous sentez ce que vous dites, et je ne doute point que vos paroles ne soient sincères ; mais je crains un pouvoir qui combattra dans votre coeur les tendres sentiments que vous pouvez avoir pour moi. Vous dépendez d'un père qui veut vous marier à une autre personne, et je suis sûre que je mourrai si ce malheur m'arrive.
OCTAVE
Non, belle Hyacinte, il n'y a point de père qui puisse me contraindre à vous manquer de foi, et je me résoudrai à quitter mon pays, et le jour même, s'il est besoin, plutôt qu'à vous quitter. J'ai déjà pris, sans l'avoir vue, une aversion effroyable pour celle que l'on me destine, et, sans être cruel, je souhaiterais que la mer l'écartât d'ici pour jamais. Ne pleurez donc point je vous prie, mon aimable Hyacinte, car vos larmes tuent et je ne les puis voir sans me sentir percer le coeur.
HYACINTE
Puisque vous le voulez, je veux bien essuyer mes larmes, et j'attendrai d'un oeil constant, ce qu'il plaira au Ciel de résoudre de moi.
OCTAVE
Le Ciel nous sera favorable.
HYACINTE
Il ne saurait m'être contraire, si vous m'êtes fidèle.
OCTAVE
Je le serai assurément.
HYACINTE
Je serai donc heureuse.
SCAPIN, à part. Elle n'est pas tant sotte, ma foi, et je la trouve assez passable.
OCTAVE, montrant Scapin. Voici un homme qui pourrait bien, s'il le voulait, nous être dans tous nos besoins d'un secours merveilleux.
SCAPIN
J'ai fait de grands serments de ne me mêler plus du monde, mais, si vous m'en priez bien fort tous deux, peut-être...
OCTAVE
Ah ! s'il ne tient qu'à te prier bien fort pour obtenir ton aide, je te conjure de tout mon coeur de prendre la conduite de notre barque.
SCAPIN, à Hyacinte. Et vous, ne me dites-vous rien ?
HYACINTE
Je vous conjure, à son exemple, par tout ce qui vous est le plus cher au monde, de vouloir servir notre amour.
SCAPIN
Il faut se laisser vaincre et avoir de l'humanité. Allez, je veux m'employer pour vous.
OCTAVE
Crois que...
SCAPIN, à Octave. Chut ! (A Hyacinte.) Allez-vous-en, vous, et soyez en repos. (A Octave.) Et vous, préparez-vous à soutenir avec fermeté l'abord de votre père.
OCTAVE
Je t'avoue que cet abord me fait trembler par avance, et j'ai une timidité naturelle que je ne saurais vaincre.
SCAPIN
Il faut pourtant paraître ferme au premier choc, de peur que, sur votre faiblesse, il ne prenne le pied de vous mener comme un enfant. Là, tâchez de vous composer par étude. Un peu de hardiesse, et songez à répondre résolument sur tout ce qu'il pourra vous dire.
OCTAVE
Je ferai du mieux que je pourrai.
SCAPIN
Là, essayons un peu pour vous accoutumer. Répétons un peu votre rôle, et voyons si vous ferez bien. Allons. La mine résolue, la tête haute, les regards assurés.
OCTAVE
Comme cela ?
SCAPIN
Encore un peu davantage.
OCTAVE
Ainsi ?
SCAPIN
Bon ! Imaginez-vous que je suis votre père qui arrive, et répondez-moi fermement, comme si c'était à lui-même. "Comment ! pendard, vaurien, infâme, fils indigne d'un père comme moi, oses-tu bien paraître devant mes yeux après tes bons déportements, après le lâche tour que tu m'as joué pendant mon absence ? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud, est-ce là le fruit de mes soins ? le respect qui m'est dû ? le respect que tu me conserves ?" Allons donc ! "Tu as l'insolence, fripon, de t'engager sans le consentement de ton père, de contracter un mariage clandestin ? Réponds-moi, coquin ! réponds-moi ! Voyons un peu tes belles raisons !" Oh ! que diable ! vous demeurez interdit ?
OCTAVE
C'est que je m'imagine que c'est mon père que j'entend.
SCAPIN
Eh ! oui ! C'est par cette raison qu'il ne faut pas être comme un innocent.
OCTAVE
Je m'en vais prendre plus de résolution, et je répondrai fermement.
SCAPIN
Assurément ?
OCTAVE
Assurément.
SYLVESTRE
Voilà votre père qui revient.
OCTAVE, s'enfuyant. O Ciel ! Je suis perdu !
SCAPIN
Holà ! Octave, demeurez, Octave ! Le voilà enfui ! Quelle pauvre espèce d'homme ! Ne laissons pas d'attendre le vieillard.
SYLVESTRE
Que lui dirai-je ?
SCAPIN
Laisse-moi dire, moi, et ne fais que me suivre.
ARGANTE, se croyant seul. A-t-on jamais ouï parler d'une action pareille à celle-là ?
SCAPIN
Il a déjà appris l'affaire, et elle lui tient si fort en tête que tout seul il en parle haut.
ARGANTE, se croyant seul. Voila une témérité bien grande !
SCAPIN
Ecoutons-le un peu.
ARGANTE, se croyant seul. Je voudrais savoir ce qu'ils me pourront dire sur ce beau mariage.
SCAPIN, à part. Nous y avons songé.
ARGANTE, se croyant seul. Tâcheront-ils de me nier la chose ?
SCAPIN
Non, nous n'y pensons pas.
ARGANTE, se croyant seul. Ou s'ils entreprendront de l'excuser ?
SCAPIN
Celui-là se pourra faire.
ARGANTE, se croyant seul. Prétendront-ils m'amuser par des contes en l'air ?
SCAPIN
Peut-être.
ARGANTE, se croyant seul. Tous leurs discours seront inutiles.
SCAPIN
Nous allons voir.
ARGANTE, se croyant seul. Ils ne m'en donneront point à garder.
SCAPIN
Ne jurons de rien.
ARGANTE, se croyant seul. Je saurai mettre mon pendard de fils en lieu de sûreté.
SCAPIN
Nous y pourvoirons.
ARGANTE, se croyant seul Et pour le coquin de Sylvestre, je le rouerai de coups.
SYLVESTRE, à Scapin. J'étais bien étonné, s'il m'oubliait.
ARGANTE, apercevant Sylvestre. Ah ! ah ! vous voilà donc, sage gouverneur de famille, beau directeur de jeunes gens !
SCAPIN
Monsieur, je suis ravi de vous voir de retour.
ARGANTE
Bonjour, Scapin. (A Sylvestre.) Vous avez suivi mes ordres vraiment d'une belle manière, et mon fils s'est comporté fort sagement pendant mon absence !
SCAPIN
Vous vous portez bien, à ce que je vois ?
ARGANTE
Assez bien. (A Sylvestre.) Tu ne dis mot, coquin, tu ne dis mot !
SCAPIN
Votre voyage a-t-il été bon ?
ARGANTE
Mon Dieu, fort bon. Laisse-moi un peu quereller en repos !
SCAPIN
Vous voulez quereller ?
ARGANTE
Oui, je veux quereller.
SCAPIN
Et qui, Monsieur ?
ARGANTE, montrant Sylvestre. Ce maraud-là.
SCAPIN
Pourquoi ?
ARGANTE
Tu n'as pas ouï parler de ce qui s'est passé dans mon absence ?
SCAPIN
J'ai bien ouï parler de quelque petite chose.
ARGANTE
Comment, quelque petite chose ! Une action de cette nature ?
SCAPIN
Vous avez quelque raison...
ARGANTE
Une hardiesse pareille à celle-là ?
SCAPIN
Cela est vrai.
ARGANTE
Un fils qui se marie sans le consentement de son père ?
SCAPIN
Oui, il y a quelque chose à dire à cela. Mais je serais d'avis que vous ne fissiez point de bruit.
ARGANTE
Je ne suis pas de cet avis et je veux faire du bruit, tout mon soûl. Quoi ! tu ne trouves pas que j'aie tous les sujets du monde d'être en colère ?
SCAPIN
Si fait ! j'y ai d'abord été, moi, lorsque j'ai su la chose, et je me suis intéressé pour vous jusqu'à quereller votre fils. Demandez-lui un peu quelles belles réprimandes je lui ai faites, et comme je l'ai chapitré sur le peu de respect qu'il gardait à un père dont il devait baiser les pas. On ne peut pas lui mieux parler, quand ce serait vous-même. Mais quoi ! Je me suis rendu à la raison et j'ai considéré que, dans le fond, il n'a pas tant de tort qu'on pourrait croire.
ARGANTE
Que me viens-tu conter ? Il n'a pas tant de tort de s'aller marier de but en blanc avec une inconnue ?
SCAPIN
Que voulez-vous ? Il a été poussé par sa destinée.
ARGANTE
Ah ! ah ! voici une raison la plus belle du monde ! On n'a plus qu'à commettre tous les crimes imaginables, tromper, voler, assassiner, et dire pour excuse qu'on y a été poussé par sa destinée.
SCAPIN
Mon Dieu, vous prenez mes paroles trop en philosophe. Je veux dire qu'il s'est trouvé fatalement engagé dans cette affaire.
ARGANTE Et pourquoi s'y engageait-il ?
SCAPIN
Voulez-vous qu'il soit aussi sage que vous ? Les jeunes gens sont jeunes, et n'ont pas toute la prudence qu'il leur faudrait pour ne rien faire que de raisonnable : témoin notre Léandre qui, malgré toutes mes leçons, malgré toutes mes remontrances est allé faire, de son côté, pis encore que votre fils. Je voudrais bien savoir si vous-même n'avez pas été jeune et n'avez pas dans votre temps, fait des fredaines comme les autres.
ARGANTE
Cela est vrai, j'en demeure d'accord ; mais je m'en suis toujours tenu à la galanterie et je n'ai point été jusqu'à faire ce qu'il a fait.
SCAPIN
Que vouliez-vous qu'il fît ? Il voit une jeune personne qui lui veut du bien (car il tient cela de vous, d'être aimé de toutes les femmes). Il la trouve charmante. Il lui rend des visites, lui conte des douceurs, soupire galamment, fait le passionné. Elle se rend à sa poursuite. Il pousse sa fortune. Le voilà surpris avec elle par ses parents, qui, la force à la main, le contraignent de l'épouser.
SYLVESTRE, à part. L'habile fourbe que voilà !
SCAPIN
Eussiez-vous voulu qu'il se fût laissé tuer ? Il vaut mieux encore être marié qu'être mort.
ARGANTE
On ne m'a pas dit que l'affaire se soit ainsi passée.
SCAPIN, montrant Sylvestre. Demandez-lui plutôt. Il ne vous dira pas le contraire.
ARGANTE, à Sylvestre. C'est par force qu'il a été marié ?
SYLVESTRE
Oui, Monsieur.
SCAPIN
Voudrais-je vous mentir ?
ARGANTE
Il devait donc aller tout aussitôt protester de violence chez un notaire.
SCAPIN
C'est ce qu'il n'a pas voulu faire.
ARGANTE
Cela m'aurait donné plus de facilité à rompre ce mariage.
SCAPIN
Rompre ce mariage ?
ARGANTE
OUI.
SCAPIN
Vous ne le romprez point.
ARGANTE
Je ne le romprai point ?
SCAPIN
Non.
ARGANTE
Quoi ! je n'aurai pas pour moi les droits de père et la raison de la violence qu'on a faite à mon fils ?
SCAPIN
C'est une chose dont il ne demeurera pas d'accord.
ARGANTE
Il n'en demeurera pas d'accord ?
SCAPIN
Non.
ARGANTE
Mon fils ?
SCAPIN
Votre fils. Voulez-vous qu'il confesse qu'il ait été capable de crainte, et que ce soit par force qu'on lui ait fait faire les choses ? Il n'a garde d'aller avouer cela. Ce serait se faire tort, et se montrer indigne d'un père comme vous.
ARGANTE
Je me moque de cela.
SCAPIN
Il faut, pour son honneur et pour le vôtre, qu'il dise dans le monde que c'est de bon gré qu'il l'a épousée.
ARGANTE
Et je veux, moi, pour mon honneur et pour le sien, qu'il dise le contraire.
SCAPIN
Non, je suis sûr qu'il ne le fera pas.
ARGANTE
Je l'y forcerai bien.
SCAPIN
Il ne le fera pas, vous dis-je.
ARGANTE
Il le fera, ou je le déshériterai.
SCAPIN
Vous ?
ARGANTE
Moi.
SCAPIN
Bon !
ARGANTE
Comment, bon !
SCAPIN
Vous ne le déshériterez point.
ARGANTE
Je ne le déshériterai point ?
SCAPIN
Non.
ARGANTE
Non ?
SCAPIN
Non.
ARGANTE
Ouais ! Voici qui est plaisant. Je ne déshériterai point mon fils ?
SCAPIN
Non, vous dis-je.
ARGANTE
Qui m'en empêchera ?
SCAPIN
Vous-même.
ARGANTE
Moi ?
SCAPIN
Oui. Vous n'aurez pas ce coeur-là.
ARGANTE
Je l'aurai.
SCAPIN
Vous vous moquez !
ARGANTE
Je ne me moque point.
SCAPIN
La tendresse paternelle fera son office.
ARGANTE
Elle ne fera rien.
SCAPIN
Oui, oui.
ARGANTE
Je vous dis que cela sera.
SCAPIN
Bagatelles !
ARGANTE
Il ne faut point dire : Bagatelles.
SCAPIN
Mon Dieu, je vous connais, vous êtes bon naturellement.
ARGANTE
Je ne suis point bon, et je suis méchant, quand je veux. Finissons ce discours qui m'échauffe la bile. (En s'adressant à Sylvestre.) Va-t'en, pendard, va-t'en me chercher mon fripon, tandis que j'irai rejoindre le seigneur Géronte pour lui conter ma disgrâce.
SCAPIN
Monsieur, si je vous puis être utile en quelque chose, vous n'avez qu'à me commander.
ARGANTE
Je vous remercie. (A part.) Ah ! pourquoi faut-il qu'il soit fils unique ! Et que n'ai-je à cette heure la fille que le Ciel m'a ôtée, pour la faire mon héritière!
SYLVESTRE
J'avoue que tu es un grand homme, et voilà l'affaire en bon train, mais l'argent, d'autre part, nous presse pour notre subsistance, et nous avons de tous côtés des gens qui aboient après nous.
SCAPIN
Laisse-moi faire, la machine est trouvée. Je cherche seulement dans ma tête un homme qui nous soit affidé, pour jouer un personnage dont j'ai besoin. Attends. Tiens-toi un peu. Enfonce ton bonnet en méchant garçon. Campe-toi sur un pied. Mets ta main au côté. Fais les yeux furibonds. Marche un peu en roi de théâtre. Voilà qui est bien. Suis-moi. J'ai les secrets pour déguiser ton visage et ta voix.
SYLVESTRE
Je te conjure de ne m'aller point brouiller avec la justice.
GÉRONTE Oui, sans doute, par le temps qu'il fait, nous aurons ici nos gens aujourd'hui ; et un matelot qui vient de Tarente m'a assuré qu'il avait vu mon homme qui était près de s'embarquer. Mais l'arrivée de ma fille trouvera les choses mal disposées a ce que nous nous proposions, et ce que vous venez de m'apprendre de votre fils rompt étrangement les mesures que nous avions prises ensemble.
ARGANTE Ne vous mettez pas en peine ; je vous réponds de renverser tout cet obstacle, et j'y travaille de ce pas.
GÉRONTE Ma foi, seigneur Argante, voulez-vous que je vous dise ? L'éducation des enfants est une chose à quoi il faut s'attacher fortement.
ARGANTE Sans doute. A quel propos cela ?
GÉRONTE A propos de ce que les mauvais déportements des jeunes gens viennent le plus souvent de la mauvaise éducation que leurs pères leur donnent.
ARGANTE Cela arrive parfois. Mais que voulez-vous dire par là ?
GÉRONTE Ce que je veux dire par là ?
ARGANTE Oui.
GÉRONTE Que, si vous aviez, en brave père, bien morigéné votre fils, il ne vous aurait pas joué le tour qu'il vous a fait.
ARGANTE Fort bien. De sorte donc que vous avez bien morigéné le vôtre ?
GÉRONTE Sans doute, et je serais bien fâché qu'il m'eût rien fait approchant de cela.
ARGANTE Et si ce fils que vous avez, en brave père, si bien morigéné, avait fait pis encore que le mien, eh ?
GÉRONTE Comment ?
ARGANTE Comment ?
GÉRONTE Qu'est-ce que cela veut dire ?
ARGANTE Cela veut dire, seigneur Géronte, qu'il ne faut pas être prompt à condamner la conduite des autres, et que ceux qui veulent gloser doivent bien regarder chez eux s'il n'y a rien qui cloche.
GÉRONTE Je n'entends point cette énigme.
ARGANTE On vous l'expliquera.
GÉRONTE Est-ce que vous auriez ouï dire quelque chose de mon fils ?
ARGANTE Cela se peut faire.
GÉRONTE Et quoi encore ?
ARGANTE Votre Scapin, dans mon dépit, ne m'a dit la chose qu'en gros, et vous pourrez, de lui ou de quelque autre, être instruit du détail. Pour moi, je vais vite consulter un avocat, et aviser des biais que j'ai à prendre. Jusqu'au revoir.
SCENE II. -- LÉANDRE, GÉRONTE
GÉRONTE, seul. Que pourrait-ce être que cette affaire-ci ? Pis encore que le sien ! Pour moi, je ne vois pas ce que l'on peut faire de pis, et je trouve que se marier sans le consentement de son père est une action qui passe tout ce qu'on peut s'imaginer. Ah ! vous voilà !
LÉANDRE, en courant à lui pour l'embrasser. Ah ! mon père, que j'ai de joie de vous voir de retour !
GÉRONTE, refusant de l'embrasser. Doucement. Parlons un peu d'affaire.
LÉANDRE Souffrez que je vous embrasse, et que...
GÉRONTE, le repoussant encore. Doucement, vous dis-je.
LÉANDRE Quoi ! Vous me refusez, mon père, de vous exprimer mon transport par mes embrassements ?
GÉRONTE Oui. Nous avons quelque chose à démêler ensemble.
LÉANDRE Et quoi ?
GÉRONTE Tenez-vous, que je vous voie en face.
LÉANDRE Comment ?
GÉRONTE Regardez-moi entre deux yeux.
LÉANDRE Hé bien ?
GÉRONTE Qu'est-ce donc qu'il s'est passé ici ?
LÉANDRE Ce qui s'est passé ?
GÉRONTE Oui. Qu'avez-vous fait en mon absence ?
LÉANDRE Que voulez-vous, mon père, que j'aie fait ?
GÉRONTE Ce n'est pas moi qui veux que vous ayez fait, mais qui demande ce que c'est que vous avez fait.
LÉANDRE Moi ? je n'ai fait aucune chose dont vous ayez lieu de vous plaindre.
GÉRONTE Aucune chose ?
LÉANDRE Non.
GÉRONTE Vous êtes bien résolu.
LÉANDRE C'est que je suis sûr de mon innocence.
GÉRONTE Scapin pourtant a dit de vos nouvelles.
LÉANDRE Scapin !
GÉRONTE Ah ! ah ! ce mot vous fait rougir.
LÉANDRE Il vous a dit quelque chose de moi ?
GÉRONTE Ce lieu n'est pas tout à fait propre à vider cette affaire, et nous allons l'examiner ailleurs. Qu'on se rende au logis. J'y vais revenir tout à l'heure. Ah ! traître, s'il faut que tu me déshonores, je te renonce pour mon fils, et tu peux bien pour jamais te résoudre à fuir de ma présence.
LÉANDRE seul. Me trahir de cette manière ! Un coquin qui doit par cent raisons être le premier à cacher les choses que je lui confie, est le premier à les aller découvrir à mon père ! Ah ! je jure le Ciel que cette trahison ne demeurera pas impunie.
OCTAVE Mon cher Scapin, que ne dois-je point à tes soins ! Que tu es un homme admirable ! et que le Ciel m'est favorable de t'envoyer à mon secours !
LÉANDRE Ah ! ah ! vous voilà. Je suis ravi de vous trouver, Monsieur le coquin.
SCAPIN Monsieur, votre serviteur. C'est trop d'honneur que vous me faites.
LÉANDRE, mettant l'épée à la main. Vous faites le méchant plaisant ? Ah ! je vous apprendrai...
SCAPIN, se mettant à genoux. Monsieur !
OCTAVE, se mettant entre eux pour empêcher Léandre de le frapper. Ah ! Léandre !
LÉANDRE Non, Octave, ne me retenez point, je vous prie.
SCAPIN, à Léandre. Eh ! Monsieur !
OCTAVE, le retenant. De grâce !
LÉANDRE, voulant frapper Scapin. Laissez-moi contenter mon ressentiment.
OCTAVE Au nom de l'amitié, Léandre, ne le maltraitez point !
SCAPIN Monsieur, que vous ai-je fait ?
LÉANDRE, voulant le frapper. Ce que tu m'as fait, traître ?
OCTAVE, le retenant. Eh ! doucement !
LÉANDRE Non, Octave, je veux qu'il me confesse lui-même tout l'heure la perfidie qu'il m'a faite. Oui, coquin, je sais le trait que tu m'as joué, on vient de me l'apprendre, et tu ne croyais pas peut-être que l'on me dût révéler ce secret ; mais je veux en avoir la confession de ta propre bouche, ou je vais te passer cette épée au travers du corps.
SCAPIN Ah ! Monsieur, auriez-vous bien ce coeur-là ?
LÉANDRE Parle donc.
SCAPIN Je vous ai fait quelque chose, Monsieur ?
LÉANDRE Oui, coquin, et ta conscience ne te dit que trop ce que c'est.
SCAPIN Je vous assure que je l'ignore.
LÉANDRE, s'avançant pour le frapper. Tu l'ignores !
OCTAVE, le retenant. Léandre !
SCAPIN Eh bien ! Monsieur, puisque vous le voulez, je vous confesse que j'ai bu avec mes amis ce petit quartaut de vin d'Espagne dont on vous fit présent il y a quelques jours, et que c'est moi qui fis une fente au tonneau, et répandis de l'eau autour pour faire croire que le vin s'était échappé.
LÉANDRE C'est toi, pendard, qui m'as bu mon vin d'Espagne, et qui as été cause que j'ai tant querellé la servante, croyant que c'était elle qui m'avait fait le tour ?
SCAPIN Oui, Monsieur, je vous en demande pardon.
LÉANDRE Je suis bien aise d'apprendre cela ; mais ce n'est pas l'affaire dont il est question maintenant.
SCAPIN Ce n'est pas cela, Monsieur ?
LÉANDRE C'est une autre affaire qui me touche bien plus, et je veux que tu me la dises.
SCAPIN Monsieur, je ne me souviens pas d'avoir fait autre chose.
LÉANDRE, voulant le frapper. Tu ne veux pas parler ?
SCAPIN Eh !
OCTAVE, le retenant. Tout doux !
SCAPIN Oui, Monsieur, il est vrai qu'il y a trois semaines que vous m'envoyâtes porter, le soir, une petite montre à la jeune Egyptienne que vous aimez. Je revins au logis, mes habits tout couverts de boue et le visage plein de sang, et vous dis que j'avais trouvé des voleurs qui m'avaient bien battu et m'avaient dérobé la montre. C'était moi, Monsieur, qui l'avais retenue.
LÉANDRE C'est toi qui as retenu ma montre ?
SCAPIN Oui, Monsieur, afin de voir quelle heure il est.
LÉANDRE Ah ! ah ! j'apprends ici de jolies choses, et j'ai un serviteur fort fidèle, vraiment. Mais ce n'est pas encore cela que je demande.
SCAPIN Ce n'est pas cela ?
LÉANDRE Non, infâme ; c'est autre chose encore que je veux que tu me confesse.
SCAPIN, à part. Peste !
LÉANDRE Parle vite, j'ai hâte.
SCAPIN Monsieur, voilà tout ce que j'ai fait.
LÉANDRE, voulant frapper Scapin. Voilà tout ?
OCTAVE, se mettant au-devant. Eh !
SCAPIN Eh bien ! oui Monsieur, vous vous souvenez de ce loup-garou, il y a six mois, qui vous donna tant de coups de bâton, la nuit, et vous pensa faire rompre le cou dans une cave où vous tombâtes en fuyant.
LÉANDRE Hé bien ?
SCAPIN C'était moi, Monsieur, qui faisais le loup-garou.
LÉANDRE C'était toi, traître, qui faisais le loup-garou ?
SCAPIN Oui, monsieur, seulement pour vous faire peur et vous ôter l'envie de me faire courir toutes les nuits comme vous aviez coutume.
LÉANDRE Je saurai me souvenir en temps et lieu de tout ce que je viens d'apprendre. Mais je veux venir au fait, et que tu me confesses ce que tu as dit à mon père.
SCAPIN A votre père ?
LÉANDRE Oui, fripon, à mon père.
SCAPIN Je ne l'ai pas seulement vu depuis son retour.
LÉANDRE Tu ne l'as pas vu ?
SCAPIN Non, Monsieur.
LÉANDRE Assurément ?
SCAPIN Assurément. C'est une chose que je vais vous faire dire par lui-même.
LÉANDRE C'est de sa bouche que je le tiens, pourtant.
SCAPIN Avec votre permission, il n'a pas dit la vérité.
SCENE IV. -- CARLE, SCAPIN, LÉANDRE, OCTAVE
CARLE Monsieur, je vous apporte une nouvelle qui est fâcheuse pour votre amour.
LÉANDRE Comment ?
CARLE Vos Egyptiens sont sur le point de vous enlever Zerbinette, et elle-même, les larmes aux yeux, m'a chargé de venir promptement vous dire que, si dans deux heures vous ne songez à leur porter l'argent qu'ils vous ont demandé pour elle, vous l'allez perdre pour jamais.
LÉANDRE Dans deux heures ?
CARLE Dans deux heures.
LÉANDRE Ah ! mon pauvre Scapin ! j'implore ton secours.
SCAPIN, passant devant lui avec un air fier. "Ah ! mon pauvre Scapin !" je suis "mon pauvre Scapin" à cette heure qu'on a besoin de moi.
LÉANDRE Va, je te pardonne tout ce que tu viens de me dire, et pis encore, si tu me l'as fait.
SCAPIN Non, non, ne me pardonnez rien. Passez-moi votre épée au travers du corps. Je serai ravi que vous me tuiez.
LÉANDRE Non. Je te conjure plutôt de me donner la vie en servant mon amour.
SCAPIN Point, point, vous ferez mieux de me tuer.
LÉANDRE Tu m'es trop précieux ; et je te prie de vouloir employer pour moi ce génie admirable qui vient à bout de toute chose.
SCAPIN Non, tuez-moi, vous dis-je.
LÉANDRE Ah ! de grâce, ne songe plus à tout cela, et pense à me donner le secours que je te demande.
OCTAVE Scapin, il faut faire quelque chose pour lui.
SCAPIN Le moyen, après une avanie de la sorte ?
LÉANDRE Je te conjure d'oublier mon emportement et de me prêter ton adresse.
OCTAVE Je joins mes prières aux siennes.
SCAPIN J'ai cette insulte-là sur le coeur.
OCTAVE Il faut quitter ton ressentiment.
LÉANDRE Voudrais-tu m'abandonner, Scapin, dans la cruelle extrémité où se voit mon amour ?
SCAPIN Me venir faire à l'improviste un affront comme celui-là !
LÉANDRE J'ai tort, je le confesse.
SCAPIN Me traiter de coquin, de fripon, de pendard, d'infâme !
LÉANDRE J'en ai tous les regrets du monde.
SCAPIN Me vouloir passer son épée au travers du corps !
LÉANDRE Je t'en demande pardon de tout mon coeur ; et, s'il ne tient qu'a me jeter à tes genoux, tu m'y vois, Scapin, pour te conjurer encore une fois de ne me point abandonner.
OCTAVE Ah ! ma foi, Scapin, il se faut rendre à cela.
SCAPIN Levez-vous. Une autre fois, ne soyez point si prompt.
LÉANDRE Me promets-tu de travailler pour moi ?
SCAPIN On y songera.
LÉANDRE Mais tu sais que le temps presse !
SCAPIN Ne vous mettez pas en peine. Combien est-ce qu'il vous faut ?
LÉANDRE Cinq cents écus.
SCAPIN Et à vous ?
OCTAVE Deux cents pistoles.
SCAPIN Je veux tirer cet argent de vos pères. (A Octave.) Pour ce qui est du vôtre, la machine est déjà toute trouvée. (A Léandre.) Et quant au vôtre, bien qu'avare au dernier degré, il y faudra moins de façons encore ; car vous savez que, pour l'esprit, il n'en a pas, grâces à Dieu, grande provision, et je le livre pour une espèce d'homme à qui l'on fera toujours croire tout ce que l'on voudra. Cela ne vous offense point, il ne tombe entre lui et vous aucun soupçon de ressemblance;et vous savez l'opinion de tout le monde, qui veut qu'il ne soit votre père que pour la forme.
LEANDRE Tout beau, Scapin!
SCAPIN Bon, bon, on fait bien scrupule de cela! Vous moquez vous?Mais j'aperçois venir le père d'Octave. Commençons par lui, puisqu'il se présente. Allez-vous-en tous deux. (A Octave.) Et vous, avertissez votre Sylvestre de venir vite jouer son rôle.
SCENE V. -- ARGANTE, SCAPIN
SCAPIN, à part Le voila qui rumine.
ARGANTE, se croyant seul. Avoir si peu de conduite et de considération ! S'aller jeter dans un engagement comme celui-là ! Ah ! ah ! jeunesse impertinente !
SCAPIN Monsieur, votre serviteur.
ARGANTE Bonjour, Scapin.
SCAPIN Vous rêvez à l'affaire de votre fils ?
ARGANTE Je t'avoue que cela me donne un furieux chagrin.
SCAPIN Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s'y tenir sans cesse préparé ; et j'ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d'un ancien que j'ai toujours retenue.
ARGANTE Quoi ?
SCAPIN Que, pour peu qu'un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer : se figurer sa maison brûlée son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, et ce qu'il trouve qu'il ne lui est point arrivé, l'imputer à bonne fortune. Pour moi, j'ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie, et je ne suis jamais revenu au logis que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières, et ce qui a manqué m'arriver, j'en ai rendu grâces à mon bon destin.
ARGANTE Voilà qui est bien ; mais ce mariage impertinent, qui trouble celui que nous voulons faire, est une chose que je ne puis souffrir, et je viens de consulter des avocats pour le faire casser.
SCAPIN Ma foi, Monsieur, si vous m'en croyez, vous tâcherez par quelque autre voie d'accommoder l'affaire. Vous savez ce que c'est que les procès en ce pays-ci, et vous allez vous enfoncer dans d'étranges épines.
ARGANTE Tu as raison, je le vois bien. Mais quelle autre voie ?
SCAPIN Je pense que j'en ai trouvé une. La compassion que m'a donnée tantôt votre chagrin m'a obligé à chercher dans ma tête quelque moyen pour vous tirer d'inquiétude : car je ne saurais voir d'honnêtes pères chagrinés par leurs enfants que cela ne m'émeuve, et de tout temps je me suis senti pour votre personne une inclination particulière.
ARGANTE Je te suis obligé.
SCAPIN J'ai donc été trouver le frère de cette fille qui a été épousée. C'est un de ces braves de profession, de ces gens qui sont tous coups d'épée, qui ne parlent que d'échiner, et ne font non plus de conscience de tuer un homme que d'avaler un verre de vin. Je l'ai mis sur ce mariage, lui ai fait voir quelle facilité offrait la raison de la violence pour le faire casser, vos prérogatives du nom de père, et l'appui que vous donneraient auprès de la justice et votre droit, et votre argent, et vos amis. Enfin, je l'ai tant tourné de tous les côtés qu'il a prêté l'oreille aux propositions que je lui ai faites d'ajuster l'affaire pour quelque somme, et il donnera son consentement à rompre le mariage, pourvu que vous lui donniez de l'argent.
ARGANTE Et qu'a-t-il demandé ?
SCAPIN Oh ! d'abord, des choses par-dessus les maisons.
ARGANTE Et quoi ?
SCAPIN Des choses extravagantes.
ARGANTE Mais encore ?
SCAPIN Il ne parlait pas moins que de cinq ou six cents pistoles.
ARGANTE Cinq ou six cents fièvres quartaines qui te puissent serrer ! Se moque-t-il des gens ?
SCAPIN C'est ce que je lui ai dit. J'ai rejeté bien loin de pareilles propositions, et je lui ai bien fait entendre que vous n'étiez point une dupe pour vous demander des cinq ou six cents pistoles. Enfin, après plusieurs discours, voici où s'est réduit le résultat de notre conférence. "Nous voilà au temps, m'a-t-il dit, que je dois partir pour l'armée. Je suis après à m'équiper, et le besoin que j'ai de quelque argent me fait consentir malgré moi à ce qu'on me propose. Il me faut un cheval de service et je n'en saurais avoir un qui soit tant soit peu raisonnable, à moins de soixante pistoles."
ARGANTE Hé bien ! pour soixante pistoles je les donne.
SCAPIN "Il faudra le harnais et les pistolets, et cela ira bien à vingt pistoles encore."
ARGANTE Vingt pistoles et soixante, ce serait quatre-vingts.
SCAPIN Justement.
ARGANTE C'est beaucoup ; mais soit, je consens à cela.
SCAPIN "Il me faut aussi un cheval pour monter mon valet, qui coûtera bien trente pistoles."
ARGANTE Comment, diantre ! Qu'il se promène, il n'aura rien du tout !
SCAPIN Monsieur !
ARGANTE Non : c'est un impertinent.
SCAPIN Voulez-vous que son valet aille à pied ?
ARGANTE Qu'il aille comme il lui plaira, et le maître aussi !
SCAPIN Mon Dieu, Monsieur, ne vous arrêtez point à peu de chose N'allez point plaider, je vous prie, et donnez tout pour vous sauver des mains de la justice.
ARGANTE Hé bien ! soit, je me résous à donner encore ces trente pistoles.
SCAPIN "Il me faut encore, a-t-il dit, un mulet pour porter..."
ARGANTE Oh ! qu'il aille au diable avec son mulet ! C'en est trop, et nous irons devant les juges.
SCAPIN De grâce, Monsieur...
ARGANTE Non, je n'en ferai rien.
SCAPIN Monsieur, un petit mulet.
ARGANTE Je ne lui donnerais seulement pas un âne.
SCAPIN Considérez...
ARGANTE Non, j'aime mieux plaider.
SCAPIN Eh ! Monsieur, de quoi parlez-vous là, et à quoi vous résolvez-vous ? Jetez les yeux sur les détours de la justice. Voyez combien d'appels et de degrés de juridictions, combien de procédures embarrassantes, combien d'animaux ravissants par les griffes desquels il vous faudra passer : sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges et leurs clercs. Il n'y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s'entendra avec votre partie et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu'on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne et n'iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces ou le rapporteur même ne dira pas ce qu'il a vu. Et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous ou par des gens dévots ou par des femmes qu'ils aimeront. Eh ! Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là ! C'est être damné dès ce monde, que d'avoir à plaider, et la seule pensée d'un procès serait capable de me faire fuir jusqu'aux Indes.
ARGANTE A combien est-ce qu'il fait monter le mulet ?
SCAPIN Monsieur, pour le mulet, pour son cheval et celui de son homme, pour le harnais et les pistolets, et pour payer quelque petite chose qu'il doit à son hôtesse, il demande en tout deux cents pistoles.
ARGANTE Deux cents pistoles ?
SCAPIN Oui.
ARGANTE, se promenant en colère le long du théâtre. Allons, allons, nous plaiderons.
SCAPIN Faites réflexion...
ARGANTE Je plaiderai...
SCAPIN Ne vous allez point jeter...
ARGANTE Je veux plaider.
SCAPIN Mais, pour plaider, il vous faudra de l'argent. Il vous en faudra pour l'exploit. Il vous en faudra pour le contrôle. Il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, conseils, productions et journées du procureur. Il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats, pour le droit de retirer le sac et pour les grosses d'écritures. Il vous en faudra pour le rapport des substituts, pour les épices de conclusion, pour l'enregistrement du greffier, façon d'appointement, sentences et arrêts, contrôles, signatures et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu'il vous faudra faire. Donnez cet argent-là à cet homme-ci, vous voilà hors d'affaire.
ARGANTE Comment ! deux cents pistoles !
SCAPIN Oui, vous y gagnerez. J'ai fait un petit calcul en moi-même de tous les frais de la justice, et j'ai trouvé qu'en donnant deux cents pistoles à votre homme vous en aurez de reste pour le moins cinquante, sans compter les soins, les pas et les chagrins que vous vous épargnerez. Quand il n'y aurait à essuyer que les sottises que disent devant tout le monde de méchants plaisants d'avocats, j'aimerais mieux encore donner trois cents pistoles que de plaider.
ARGANTE Je me moque de cela, et je défie les avocats de rien dire de moi.
SCAPIN Vous ferez ce qu'il vous plaira, mais, si j'étais que de vous, je fuirais les procès.
ARGANTE Je ne donnerai point deux cents pistoles.
SCAPIN Voici l'homme dont il s'agit.
SCENE VI. -- SYLVESTRE, ARGANTE, SCAPIN
SYLVESTRE, déguisé en spadassin. Scapin, fais-moi connaître un peu cet Argante qui est père d'Octave.
SCAPIN Pourquoi, Monsieur ?
SYLVESTRE Je viens d'apprendre qu'il veut me mettre en procès, et faire rompre par justice le mariage de ma soeur.
SCAPIN Je ne sais pas s'il a cette pensée ; mais il ne veut point consentir aux deux cents pistoles que vous voulez, et il dit que c'est trop.
SYLVESTRE Par la mort ! par la tête ! par le ventre ! si je le trouve, je le veux échiner, dussé-je être roué tout vif. (Argante, pour n'être point vu, se tient en tremblant couvert de Scapin.)
SCAPIN Monsieur, ce père d'Octave a du coeur, et peut-être ne vous craindra-t-il point.
SYLVESTRE Lui ? lui ? Par le sang ! par la tête ! s'il était là, je lui donnerais tout à l'heure de l'épée dans le ventre. (Apercevant Argante.) Qui est cet homme-là ?
SCAPIN Ce n'est pas lui, Monsieur, ce n'est pas lui.
SYLVESTRE N'est-ce point quelqu'un de ses amis ?
SCAPIN Non, Monsieur, au contraire, c'est son ennemi capital.
SYLVESTRE Son ennemi capital ?
SCAPIN Oui.
SYLVESTRE Ah ! parbleu ! j'en suis ravi. (A Argante.) Vous êtes ennemi, Monsieur, de ce faquin d'Argante, eh ?
SCAPIN Oui, oui, je vous en réponds.
SYLVESTRE, secouant la main d'Argante. Touchez là. Touchez. Je vous donne ma parole, et vous jure sur mon honneur, par l'épée que je porte, par tous les serments que je saurais faire, qu'avant la fin du jour je vous déferai de ce maraud fieffé, de ce faquin d'Argante. Reposez-vous sur moi.
SCAPIN Monsieur, les violences en ce pays-ci ne sont guère souffertes.
SYLVESTRE Je me moque de tout et je n'ai rien à perdre.
SCAPIN Il se tiendra sur ses gardes assurément ; et il a des parents, des amis et des domestiques dont il se fera un secours contre votre ressentiment.
SYLVESTRE C'est ce que je demande, morbleu ! c'est ce que je demande. (Il met l'épée à la main, et pousse de tous les côtés, comme s'il y avait plusieurs personnes devant lui.) Ah ! tête ! ah ! ventre ! que ne le trouvé-je à cette heure avec tout son secours ! Que ne paraît-il à mes yeux au milieu de trente personnes ! Que ne les vois-je fondre sur moi les armes à la main ! Comment, marauds ! vous avez la hardiesse de vous attaquer à moi ! Allons, morbleu, tue ! Point de quartier. (Poussant de tous les côtés, comme s'il avait plusieurs personnes à combattre.) Donnons. Ferme. Poussons. Bon pied, bon oeil. Ah ! coquins ! ah ! canaille ! vous en voulez par là, je vous en ferai tâter votre soûl. Soutenez, marauds, soutenez. Allons. A cette botte. A cette autre. A celle-ci. A celle-là. (Se tournant du côté d'Argante et de Scapin.) Comment ! vous reculez ? Pied ferme, morbleu ! pied ferme !
SCAPIN Eh ! eh ! eh ! Monsieur, nous n'en sommes pas.
SYLVESTRE Voilà qui vous apprendra à vous oser jouer à moi.
SCAPIN Hé bien ! vous voyez combien de personnes tuées pour deux cents pistoles. Oh sus ! je vous souhaite une bonne fortune.
ARGANTE, tout tremblant. Scapin !
SCAPIN Plaît-il ?
ARGANTE Je me résous à donner les deux cents pistoles.
SCAPIN J'en suis ravi pour l'amour de vous.
ARGANTE Allons le trouver, je les ai sur moi.
SCAPIN Vous n'avez qu'à me les donner. Il ne faut pas, pour votre honneur, que vous paraissiez là, après avoir passé ici pour autre que ce que vous êtes ; et, de plus, je craindrais qu'en vous faisant connaître, il n'allât s'aviser de vous en demander davantage.
ARGANTE, Oui ; mais j'aurais été bien aise de voir comme je donne mon argent.
SCAPIN Est-ce que vous vous défiez de moi ?
ARGANTE Non pas, mais...
SCAPIN Parbleu, Monsieur, je suis un fourbe ou je suis un honnête homme ; c'est l'un des deux. Est-ce que je voudrais vous tromper, et que dans tout ceci j'ai d'autre intérêt que le vôtre et celui de mon maître, à qui vous voulez vous allier ? Si je vous suis suspect, je ne me mêle plus de rien, et vous n'avez qu'à chercher dès cette heure qui accommodera vos affaires.
ARGANTE Tiens, donc.
SCAPIN Non, Monsieur, ne me confiez point votre argent. Je serai bien aise que vous vous serviez de quelque autre.
ARGANTE Mon Dieu, tiens.
SCAPIN Non, vous dis-je, ne vous fiez point à moi. Que sait-on si je ne veux point attraper votre argent ?
ARGANTE Tiens, te dis-je, ne me fais point contester davantage. Mais songe à bien prendre tes sûretés avec lui.
SCAPIN Laissez-moi faire, il n'a pas affaire à un sot.
ARGANTE Je vais t'attendre chez moi.
SCAPIN Je ne manquerai pas d'y aller. (Seul.) Et un. Je n'ai qu'à chercher l'autre. Ah ! ma foi, le voici. Il semble que le Ciel, l'un après l'autre, les amène dans mes filets.
SCENE VII. -- GÉRONTE, SCAPIN
SCAPIN, feignant de ne pas voir Géronte. O Ciel ! ô disgrâce imprévue ! ô misérable père ! Pauvre Géronte, que feras-tu ?
GÉRONTE, à part. Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé ?
SCAPIN, même jeu. N'y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte ?
GÉRONTE Qu'y a-t-il, Scapin ?
SCAPIN, courant sur le théâtre, sans vouloir entendre ni voir Géronte. Où pourrai-je le rencontrer pour lui dire cette infortune ?
GÉRONTE, courant après Scapin. Qu'est-ce que c'est donc ?
SCAPIN, même jeu. En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.
GÉRONTE Me voici.
SCAPIN, même jeu. Il faut qu'il soit caché en quelque endroit qu'on ne puisse point deviner.
GÉRONTE, arrêtant Scapin. Holà ! es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?
SCAPIN Ah ! Monsieur, il n'y a pas moyen de vous rencontrer.
GÉRONTE Il y a une heure que je suis devant toi. Qu'est-ce que c'est donc qu'il y a ?
SCAPIN Monsieur...
GÉRONTE Quoi ?
SCAPIN Monsieur votre fils...
GÉRONTE Hé bien ! mon fils...
SCAPIN Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde.
GÉRONTE Et quelle ?
SCAPIN Je l'ai trouvé tantôt, tout triste de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m'avez mêlé assez mal à propos, et, cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. La, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d'y entrer et nous a présenté la main. Nous y avons passé, il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.
GÉRONTE Qu'y a-t-il de si affligeant à tout cela ?
SCAPIN Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, se voyant éloigné du port, il m'a fait mettre dans un esquif, et m'envoie vous dire que, si vous ne lui envoyez par moi tout à l'heure cinq cents écus, il va nous emmener votre fils en Alger.
GÉRONTE Comment ! diantre, cinq cents écus !
SCAPIN Oui, Monsieur ; et, de plus, il ne m'a donné pour cela que deux heures.
GÉRONTE Ah ! le pendard de Turc ! m'assassiner de la façon !
SCAPIN C'est à vous, Monsieur, d'aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.
GÉRONTE Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.
GÉRONTE Va-t'en, Scapin, va-t'en dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
SCAPIN La justice en peine mer ! Vous moquez-vous des gens ?
GÉRONTE Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.
GÉRONTE Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l'action d'un serviteur fidèle.
SCAPIN Quoi, Monsieur ?
GÉRONTE Que tu ailles dire à ce Turc qu'il me renvoie mon fils, et que tu te mettes à sa place jusqu'à ce que j'aie amassé la somme qu'il demande.
SCAPIN Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d'aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?
GÉRONTE Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu'il ne m'a donné que deux heures.
GÉRONTE Tu dis qu'il demande...
SCAPIN Cinq cents écus.
GÉRONTE Cinq cents écus ! N'a-t-il point de conscience ?
SCAPIN Vraiment oui, de la conscience à un Turc !
GÉRONTE Sait-il bien ce que c'est que cinq cents écus ?
SCAPIN Oui, Monsieur, il sait que c'est mille cinq cents livres.
GÉRONTE Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d'un cheval ?
SCAPIN Ce sont des gens qui n'entendent point de raison.
GÉRONTE Mais que diable allait-il faire à cette galère ?
SCAPIN Il est vrai ; mais quoi ! on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.
GÉRONTE Tiens, voila la clef de mon armoire.
SCAPIN Bon.
GÉRONTE Tu l'ouvriras.
SCAPIN Fort bien.
GÉRONTE Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.
SCAPIN Oui.
GÉRONTE Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiers pour aller racheter mon fils.
SCAPIN, en lui rendant la clef. Eh ! Monsieur, rêvez-vous ? Je n'aurais pas cent francs de tout ce que vous dites ; et, de plus, vous savez le peu de temps qu'on m'a donné.
GÉRONTE Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN Oh ! que de paroles perdues ! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu'à l'heure que je parle, on t'emmène esclave en Alger ! Mais le Ciel me sera témoin que j'ai fait pour toi tout ce que j'ai pu, et que si tu manques à être racheté, il n'en faut accuser que le peu d'amitié d'un père.
GÉRONTE Attends, Scapin, je m'en vais quérir cette somme.
SCAPIN Dépêchez-vous donc vite, Monsieur, je tremble que l'heure ne sonne.
GÉRONTE N'est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?
SCAPIN Non, cinq cents écus.
GÉRONTE Cinq cents écus ?
SCAPIN Oui.
GÉRONTE Que diable allait-il faire à cette galère ?
SCAPIN Vous avez raison. Mais hâtez-vous.
GÉRONTE N'y avait-il point d'autre promenade ?
SCAPIN Cela est vrai. Mais faites promptement.
GÉRONTE Ah ! maudite galère !
SCAPIN, à part. Cette galère lui tient au coeur.
GÉRONTE Tiens, Scapin, je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, et je ne croyais pas qu'elle dût m'être sitôt ravie. (Il lui présente sa bourse, qu'il ne laisse pourtant pas aller, et, dans ses transports, il fait aller son bras de côté et d'autre, et Scapin le sien pour avoir la bourse.) Tiens ! Va-t'en racheter mon fils.
SCAPIN, tendant la main. Oui, Monsieur.
GÉRONTE, retenant la bourse qu'il fait semblant de vouloir donner à Scapin. Mais dis à ce Turc que c'est un scélérat.
SCAPIN, tendant toujours la main. Oui.
GÉRONTE, même jeu. Un infâme.
SCAPIN Oui.
GÉRONTE, même jeu. Un homme sans foi, un voleur.
SCAPIN Laissez-moi faire.
GÉRONTE, même jeu. Qu'il me tire cinq cents écus contre toute sorte de droit.
SCAPIN Oui.
GÉRONTE, même jeu. Que je ne les lui donne ni à la mort ni à la vie.
SCAPIN Fort bien.
GÉRONTE Et que, si jamais je l'attrape, je saurai me venger de lui.
SCAPIN Oui.
GÉRONTE, remettant sa bourse dans sa poche et s'en allant. Va, va vite requérir mon fils.
SCAPIN, allant après lui. Holà ! Monsieur.
GÉRONTE Quoi ?
SCAPIN Où est donc cet argent ?
GÉRONTE Ne te l'ai-je pas donné ?
SCAPIN Non, vraiment, vous l'avez remis dans votre poche.
GÉRONTE Ah ! c'est la douleur qui me trouble l'esprit.
SCAPIN Je le vois bien.
GÉRONTE Que diable allait-il faire dans cette galère ? Ah ! maudite galère ! Traître de Turc à tous les diables !
SCAPIN, seul. Il ne peut digérer les cinq cents écus que je lui arrache ; mais il n'est pas quitte envers moi, et je veux qu'il me paie en une autre monnaie l'imposture qu'il m'a faite auprès de son fils.
OCTAVE Hé bien ! Scapin, as-tu réussi pour moi dans ton entreprise ?
LÉANDRE As-tu fait quelque chose pour tirer mon amour de la peine où il est ?
SCAPIN, à Octave. Voila deux cents pistoles que j'ai tirées de votre père.
OCTAVE Ah ! que tu me donnes de joie !
SCAPIN, à Léandre. Pour vous je n'ai pu faire rien.
LÉANDRE, veut s'en aller. Il faut donc que j'aille mourir ; et je n'ai que faire de vivre si Zerbinette m'est ôtée.
SCAPIN Holà ! holà ! tout doucement. Comme diantre vous allez vite !
LÉANDRE, se retourne. Que veux-tu que je devienne ?
SCAPIN Allez, j'ai votre affaire ici.
LÉANDRE, revient. Ah ! tu me redonnes la vie.
SCAPIN Mais à condition que vous me permettrez, à moi, une petite vengeance contre votre père pour le tour qu'il m'a fait.
LÉANDRE Tout ce que tu voudras.
SCAPIN Vous me le promettez devant témoin ?
LÉANDRE Oui.
SCAPIN Tenez, voila cinq cents écus.
LÉANDRE Allons-en promptement acheter celle que j'adore.
SCAPIN Va, va, nous partagerons les périls en frères ; et trois ans de galères de plus ou de moins ne sont pas pour arrêter un noble coeur.
ACTE III
SCENE PREMIERE. -- ZERBINETTE, HYACINTE, SCAPIN, SYLVESTRE
SYLVESTRE Oui, vos amants ont arrêté entre eux que vous fussiez ensemble, et nous nous acquittons de l'ordre qu'ils nous ont donné.
HYACINTE, à Zerbinette. Un tel ordre n'a rien qui ne me soit fort agréable. Je reçois avec joie une compagne de la sorte, et il ne tiendra pas à moi que l'amitié qui est entre les personnes que nous aimons ne se répande entre nous deux.
ZERBINETTE J'accepte la proposition, et ne suis point personne à reculer lorsqu'on m'attaque d'amitié.
SCAPIN Et lorsque c'est d'amour qu'on vous attaque ?
ZERBINETTE Pour l'amour, c'est une autre chose : on y court un peu plus de risque, et je n'y suis pas si hardie.
SCAPIN Vous l'êtes, que je crois, contre mon maître maintenant ; et ce qu'il vient de faire pour vous doit vous donner du coeur pour répondre comme il faut à sa passion.
ZERBINETTE Je ne m'y fie encore que de la bonne sorte, et ce n'est pas assez pour m'assurer entièrement, que ce qu'il vient de faire. J'ai l'humeur enjouée, et sans cesse je ris ; mais, tout en riant, je suis sérieuse sur de certains chapitres ; et ton maître s'abusera s'il croit qu'il lui suffise de m'avoir achetée pour me voir toute à lui. Il doit lui en coûter autre chose que de l'argent ; et, pour répondre à son amour de la manière qu'il souhaite, il me faut un don de sa foi qui soit assaisonné de certaines cérémonies qu'on trouve nécessaires.
SCAPIN C'est là aussi comme il l'entend. Il ne prétend à vous qu'en tout bien et en tout honneur ; et je n'aurais pas été homme à me mêler de cette affaire, s'il avait une autre pensée.
ZERBINETTE C'est ce que je veux croire, puisque vous me le dites ; mais du côté du père, j'y prévois des empêchements.
SCAPIN Nous trouverons moyen d'accommoder les choses.
HYACINTE, à Zerbinette. La ressemblance de nos destins doit contribuer encore à faire naître notre amitié ; et nous nous voyons toutes deux dans les mêmes alarmes, toutes deux exposées à la même infortune.
ZERBlNETTE Vous avez cet avantage, au moins, que vous savez de qui vous êtes née, et que l'appui de vos parents, que vous pouvez faire connaître, est capable d'ajuster tout, pour assurer votre bonheur et faire donner un consentement au mariage qu'on trouve fait. Mais, pour moi, je ne rencontre aucun secours dans ce que je puis être, et l'on me voit dans un état qui n'adoucira pas les volontés d'un père qui ne regarde que le bien.
HYACINTE Mais aussi avez-vous cet avantage que l'on ne tente point par un autre parti celui que vous aimez.
ZERBINETTE Le changement du coeur d'un amant n'est pas ce qu'on peut le plus craindre. On se peut naturellement croire assez de mérite pour garder sa conquête ; et ce que je vois de plus redoutable dans ces sortes d'affaires, c'est la puissance paternelle, auprès de qui tout le mérite ne sert de rien. HYACINTHE Hélas ! pourquoi faut-il que de justes inclinations se trouvent traversées ? La douce chose que d'aimer, lorsque l'on ne voit point d'obstacles à ces aimables chaînes dont deux coeurs se lient ensemble !
SCAPIN Vous vous moquez. La tranquillité en amour est un calme désagréable. Un bonheur tout uni nous devient ennuyeux ; il faut du haut et du bas dans la vie, et les difficultés qui se mêlent aux choses réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs.
ZERBINETTE Mon Dieu, Scapin, fais-nous un peu ce récit, qu'on m'a dit qui est si plaisant, du stratagème dont tu t'es avisé pour tirer de l'argent de ton vieillard avare. Tu sais qu'on ne perd point sa peine lorsqu'on me fait un conte, et que je le paie assez bien par la joie qu'on m'y voit prendre.
SCAPIN Voila Sylvestre qui s'en acquittera aussi bien que moi. J'ai dans la tête certaine petite vengeance dont je vais goûter le plaisir.
SYLVESTRE Pourquoi, de gaieté de coeur, veux-tu chercher à t'attirer de méchantes affaires ?
SCAPIN Je me plais à tenter des entreprises hasardeuses.
SYLVESTRE Je te l'ai déjà dit, tu quitterais le dessein que tu as, si tu m'en voulais croire.
SCAPIN Oui ; mais c'est moi que j'en croirai.
SYLVESTRE A quoi diable te vas-tu amuser ?
SCAPIN De quoi diable te mets-tu en peine ?
SYLVESTRE C'est que je vois que sans nécessité tu vas courir risque de t'attirer une venue de coups de bâton.
SCAPIN Hé bien ! c'est au dépens de mon dos, et non pas du tien.
SYLVESTRE Il est vrai que tu es maître de tes épaules, et tu en disposeras comme il te plaira.
SCAPIN Ces sortes de périls ne m'ont jamais arrêté, et je hais ces coeurs pusillanimes qui, pour trop prévoir les suites des choses, n'osent rien entreprendre.
ZERBINETTE, à Scapin. Nous aurons besoin de tes soins.
SCAPIN Allez, je vous irai bientôt rejoindre. Il ne sera pas dit qu'impunément on m'ait mis en état de me trahir moi-même et de découvrir les secrets qu'il était bon qu'on ne sût pas.
SCENE II. -- GÉRONTE, SCAPIN.
GÉRONTE Hé bien ! Scapin, comment va l'affaire de mon fils ?
SCAPIN Votre fils, Monsieur, est en lieu de sûreté ; mais vous courez maintenant, vous, le péril le plus grand du monde, et je voudrais pour beaucoup que vous fussiez dans votre logis.
GÉRONTE Comment donc ?
SCAPIN A l'heure que je vous parle, on vous cherche de toutes parts pour vous tuer.
GÉRONTE Moi ?
SCAPIN Oui.
GÉRONTE Et qui ?
SCAPIN Le frère de cette personne qu'Octave a épousée. Il croit que le dessein que vous avez de mettre votre fille à la place que tient sa soeur est ce qui pousse le plus fort à faire rompre leur mariage, et, dans cette pensée, il a résolu hautement de décharger son désespoir sur vous, et de vous ôter la vie pour venger son honneur. Tous ses amis, gens d'épée comme lui, vous cherchent de tous les côtés et demandent de vos nouvelles. J'ai vu même deçà et delà des soldats de sa compagnie qui interrogent ceux qu'ils trouvent, et occupent par pelotons toutes les avenues de votre maison. De sorte que vous ne sauriez aller chez vous, vous ne sauriez faire un pas ni à droite ni a gauche, que vous ne tombiez dans leurs mains.
GÉRONTE Que ferai-je, mon pauvre Scapin ?
SCAPIN Je ne sais pas, Monsieur, et voici une étrange affaire. Je tremble pour vous depuis les pieds jusqu'à la tête, et... Attendez. (Il se retourne, et fait semblant d'aller voir au bout du théâtre s'il n'y a personne.)
GÉRONTE, en tremblant. Eh ?
SCAPIN, en revenant. Non, non, non, ce n'est rien.
GÉRONTE Ne saurais-tu trouver quelque moyen pour me tirer de peine ?
SCAPIN J'en imagine bien un ; mais je courrais risque, moi, de me faire assommer.
GÉRONTE Eh ! Scapin, montre-toi serviteur zélé. Ne m'abandonne pas, je te prie.
SCAPIN Je le veux bien. J'ai une tendresse pour vous qui ne saurait souffrir que je vous laisse sans secours.
GÉRONTE Tu en seras récompensé, je t'assure ; et je te promets cet habit-ci, quand je l'aurai un peu usé.
SCAPIN Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que vous vous mettiez dans ce sac, et que...
GÉRONTE, croyant voir quelqu'un. Ah !
SCAPIN Non, non, non, non, ce n'est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là-dedans, et que vous vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos comme un paquet de quelque chose, et je vous porterai ainsi, au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où, quand nous serons une fois, nous pourrons nous barricader et envoyer quérir main-forte contre la violence.
GÉRONTE L'invention est bonne.
SCAPIN La meilleure du monde. Vous allez voir. (A part.) Tu me paieras l'imposture.
GÉRONTE Eh ?
SCAPIN Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu'au fond, et surtout prenez garde de ne vous point montrer et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.
GÉRONTE Laisse-moi faire. Je saurai me tenir...
SCAPIN Cachez-vous, voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) "Quoi ! jé n'aurai pas l'abantage dé tuer cé Géronte et quelqu'un par charité ne m'enseignera pas où il est ?" (A Géronte, avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait.) "Cadedis ! jé lé trouberai, se cachât-il au centre de la terre." (A Géronte, avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas. (Tout le langage gascon est supposé de celui qu'il contrefait, et le reste de lui.) "Oh ! l'homme au sac. --Monsieur. --Jé té vaille un louis, et m'enseigne où peut être Géronte. --Vous cherchez le seigneur Géronte ? --Oui, mordi ! jé lé cherche. --Et pour quelle affaire, Monsieur ? --Pour quelle affaire ? --Oui. --Jé beux, cadédis ! lé faire mourir sous les coups de vâton. --Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n'est pas un homme à être traité de la sorte. --Qui, cé fat de Géronte, cé maraud, cé vélître ? --Le seigneur Géronte, Monsieur, n'est ni fat, ni maraud, ni bélître, et vous devriez, s'il vous plaît, parler d'autre façon. --Comment ! tu mé traîtes, à moi, avec cette hauteur ? --Je défends, comme je dois, un homme d'honneur qu'on offense. --Est-ce que tu es des amis dé cé Géronte ? --Oui, Monsieur, j'en suis. --Ah ! cadédis ! tu es dé ses amis, à la vonne hure (Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac.) Tiens ! boilà cé qué jé té vaille pour lui. Ah ! ah ! ah ! ah ! Monsieur. Ah ! ah ! Monsieur, tout beau ! Ah ! doucement, ah ! ah ! ah ! --Va, porte-lui cela dé ma part. Adiusias !" --Ah ! Diable soit le Gascon ! Ah ! (en se plaignant et remuant le dos, comme s'il avait reçu les coups de bâton).
GÉRONTE, mettant la tête hors du sac. Ah ! Scapin, je n'en puis plus.
SCAPIN Ah ! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.
GÉRONTE Comment ! c'est sur les miennes qu'il a frappé.
SCAPIN Nenni, Monsieur, c'était sur mon dos qu'il frappait.
GÉRONTE Que veux-tu dire ? J'ai bien senti les coups, et les sens bien encore.
SCAPIN Non, vous dis-je, ce n'était que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.
GÉRONTE Tu devais donc te retirer un peu plus loin pour m'épargner...
SCAPIN, lui remet la tête dans le sac. Prenez garde, en voici un autre qui a la mine d'un étranger. (Cet endroit est de même que celui du Gascon pour le changement de langage et le jeu de théâtre.) "Parti, moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de Gironte." (A Géronte, avec sa voix ordinaire.) Cachez-vous bien. "Dites-moi un peu, fous, Monsir l'homme, s'il ve plaît, fous savoir point où l'est sti Gironte que moi cherchair ? --Non, Monsieur, je ne sais point ou est Géronte. --Dites-moi-le, fous, frenchemente, moi li fouloir pas grande chose à lui. L'est seulemente pour le donnair une petite régal sur le dos d'une douzaine de coups de bâtonne, et de trois ou quatre petites coups d'épée au trafers de son poitrine. --Je vous assure, Monsieur, que je ne sais pas où il est. --Il me semble que j'y fois remuair quelque chose dans sti sac. --Pardonnez-moi, Monsieur. --Li est assurément quelque histoire là-tetans. --Point du tout, Monsieur. --Moi l'avoir enfie de tonner ain coup d'épée dans sti sac. --Ah ! Monsieur, gardez-vous-en bien. --Montre-le-moi un peu, fous, ce que c'être là. --Tout beau ! Monsieur. --Quement ? tout beau ? --Vous n'avez que faire de vouloir voir ce que je porte. --Et moi, je le fouloir foir, moi. --Vous ne le verrez point. --Ah ! que de badinemente ! --Ce sont hardes qui m'appartiennent. --Montre-moi fous, te dis-je. --Je n'en ferai rien. --Toi ne faire rien ? --Non. --Moi pailler de ste bâtonne dessus les épaules de toi. --Je me moque de cela. --Ah ! toi faire le trôle ! --(Donnant des coups de bâton sur le sac et criant comme s'il les recevait.) --Ahi ! ahi ! ahi ! Ah ! Monsieur, ah ! ah ! ah ! --Jusqu'au refoir. L'être là un petit leçon pour li apprendre à toi à parlair insolentemente." --Ah ! Peste soit du baragouineux ! Ah !
GÉRONTE, sortant la tête du sac. Ah ! je suis roué.
SCAPIN Ah ! je suis mort.
GÉRONTE Pourquoi diantre faut-il qu'ils frappent sur mon dos ?
SCAPIN, lui remettant la tête dans le sac. Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. (Il contrefait plusieurs personnes ensemble.) "Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N'épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N'oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. A gauche. A droite. Nenni. Si fait." (A Géronte, avec sa voix ordinaire.) Cachez-vous bien. "Ah ! camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître. --Eh ! Messieurs, ne me maltraitez point. --Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt. --Eh ! Messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête hors du sac et aperçoit la fourberie de Scapin.) --Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l'heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton. --J'aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître. --Nous allons t'assommer. --Faites tout ce qu'il vous plaira. --Tu as envie d'être battu ? --Je ne trahirai point mon maître. --Ah ! tu en veux tâter ? Voilà... --Oh !" (Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac et Scapin s'enfuit.)
GÉRONTE Ah ! infâme ! Ah ! traître ! Ah ! scélérat ! C'est ainsi que tu m'assassines !
SCENE III. -- ZERBINETTE, GÉRONTE.
ZERBINETTE, en riant, sans voir Géronte. Ah ! ah ! je veux prendre un peu l'air.
GÉRONTE, se croyant seul. Tu me le payeras, je te jure.
ZERBINETTE, sans voir Géronte. Ah ! ah ! ah ! ah ! la plaisante histoire et la bonne dupe que ce vieillard !
GÉRONTE Il n'y a rien de plaisant à cela, et vous n'avez que faire d'en rire.
ZERBlNETTE Quoi ! que voulez-vous dire, Monsieur ?
GÉRONTE Je veux dire que vous ne devez pas vous moquer de moi.
ZERBlNETTE De vous ?
GÉRONTE Oui.
ZERBINETTE Comment ? qui songe à se moquer de vous ?
GÉRONTE Pourquoi venez-vous ici me rire au nez ?
ZERBINETTE Cela ne vous regarde point, et je ris toute seule d'un conte qu'on me vient de faire, le plus plaisant qu'on puisse entendre ; je ne sais pas si c'est parce que je suis intéressée dans la chose, mais je n'ai jamais trouvé rien de si drôle qu'un tour qui vient d'être joué par un fils à son père pour en attraper de l'argent.
GÉRONTE Par un fils à son père pour en attraper de l'argent ?
ZERBINETTE Oui. Pour peu que vous me pressiez, vous me trouverez assez disposée à vous dire l'affaire, et j'ai une démangeaison naturelle à faire part des contes que je sais.
GÉRONTE Je vous prie de me dire cette histoire.
ZERBINETTE Je le veux bien. Je ne risquerai pas grand'chose à vous la dire, et c'est une aventure qui n'est pas pour être longtemps secrète. La destinée a voulu que je me trouvasse parmi une bande de ces personnes qu'on appelle Egyptiens, et qui, rôdant de province en province, se mêlent de dire la bonne fortune, et quelquefois de beaucoup d'autres choses. En arrivant dans cette ville, un jeune homme me vit et conçut pour moi de l'amour. Dès ce moment il s'attache à mes pas, et le voilà d'abord comme tous les jeunes gens, qui croient qu'il n'y a qu'a parler, et qu'au moindre mot qu'ils nous disent, leurs affaires sont faites ; mais il trouva une fierté qui lui fit un peu corriger ses premières pensées. Il fit connaître sa passion aux gens qui me tenaient, et il les trouva disposés à me laisser à lui moyennant quelque somme. Mais le mal de l'affaire était que mon amant se trouvait dans l'état où l'on voit très souvent la plupart des fils de famille, c'est-à-dire qu'il était dénué d'argent ; et il a un père qui, quoique riche, est un avaricieux fieffé, le plus vilain homme du monde. Attendez. Ne me saurais-je souvenir de son nom ? Hai ! Aidez-moi un peu. Ne pouvez-vous me nommer quelqu'un de cette ville qui soit connu pour être avare au dernier point ?
GÉRONTE Non.
ZERBINETTE Il y a à son nom du ron... ronte. Or... Oronte. Non. Gé... Géronte. Oui. Géronte, justement ; voila mon vilain, je l'ai trouvé, c'est ce ladre-là que je dis. Pour venir à notre conte, nos gens ont voulu aujourd'hui partir de cette ville, et mon amant m'allait perdre, faute d'argent, si, pour en tirer de son père, il n'avait trouvé de secours dans l'industrie d'un serviteur qu'il a. Pour le nom du serviteur, je le sais à merveille. Il s'appelle Scapin ; c'est un homme incomparable, et il mérite toutes les louanges qu'on peut donner.
GÉRONTE, à part. Ah ! coquin que tu es !
ZERBINETTE Voici le stratagème dont il s'est servi pour attraper sa dupe. Ah ! ah ! ah ! ah ! Je ne saurais m'en souvenir que je ne rie de tout mon coeur. Ah ! ah ! ah ! Il est allé chercher ce chien d'avare ! ah ! ah ! ah ! et lui a dit qu'en se promenant sur le port avec son fils, hi ! hi ! ils avaient vu une galère turque où on les avait invités d'entrer ; qu'un jeune Turc leur y avait donné la collation, ah ! que, tandis qu'ils mangeaient, on avait mis la galère en mer, et que le Turc l'avait renvoyé lui seul à terre dans un esquif, avec l'ordre de dire au père de son maître qu'il emmenait son fils en Alger, s'il ne lui envoyait tout à l'heure cinq cents écus. Ah ! ah ! ah ! Voilà mon ladre, mon vilain, dans de furieuses angoisses ; et la tendresse qu'il a pour son fils fait un combat étrange avec son avarice. Cinq cents écus qu'on lui demande sont justement cinq cents coups de poignard qu'on lui donne. Ah ! ah ! ah ! Il ne peut se résoudre à tirer cette somme de ses entrailles, et la peine qu'il souffre lui fait trouver cent moyens ridicules pour ravoir son fils. Ah ! ah ! Il veut envoyer la justice en mer après la galère du Turc. Ah ! ah ! ah ! Il sollicite son valet de s'aller offrir à tenir la place de son fils jusqu'a ce qu'il ait amassé l'argent qu'il n'a pas envie de donner. Ah ! ah ! ah ! il abandonne, pour faire les cinq cents écus, quatre ou cinq vieux habits qui n'en valent pas trente. Ah ! ah ! ah ! Le valet lui fait comprendre à tous coups l'impertinence de ses propositions, et chaque réflexion est douloureusement accompagnée d'un : "Mais que diable allait-il faire à cette galère ! Ah ! maudite galère ! Traître de Turc !" Enfin, après plusieurs détours, après avoir longtemps gémi et soupiré... Mais il me semble que vous ne riez point de mon conte. Qu'en dites-vous ?
GÉRONTE Je dis que le jeune homme est un pendard, un insolent, qui sera puni par son père du tour qu'il lui a fait ; que l'Egyptienne est une malavisée, une impertinente, de dire des injures à un homme d'honneur qui saura lui apprendre à venir ici débaucher les enfants de famille, et que le valet est un scélérat qui sera par Géronte envoyé au gibet avant qu'il soit demain.
SCENE IV. -- SYLVESTRE, ZERBINETTE.
SYLVESTRE Où est-ce donc que vous vous échappez ? Savez-vous bien que vous venez de parler là au père de votre amant ?
ZERBINETTE Je viens de m'en douter et je me suis adressé à lui-même sans y penser, pour lui conter son histoire.
SYLVESTRE Comment, son histoire ?
ZERBINETTE Oui, j'étais toute remplie du conte, et je brûlais de le redire. Mais qu'importe ? Tant pis pour lui. Je ne vois pas que les choses pour nous en puissent être ni pis ni mieux.
SYLVESTRE Vous aviez grande envie de babiller ; et c'est avoir bien de la langue que de ne pouvoir se taire de ses propres affaires.
ZERBINETTE N'aurait-il pas appris cela de quelque autre ?
SCENE V. -- ARGANTE, SYLVESTRE.
ARGANTE Holà ! Sylvestre.
SYLVESTRE, à Zerbinette. Rentrez dans la maison. Voila mon maître qui m'appelle.
ARGANTE Vous vous êtes donc accordés, coquin ; vous vous êtes accordés, Scapin, vous et mon fils, pour me fourber, et vous croyez que je l'endure ?
SYLVESTRE Ma foi, Monsieur, si Scapin vous fourbe, je m'en lave les mains, et vous assure que je n'y trempe en aucune façon.
ARGANTE Nous verrons cette affaire, pendard, nous verrons cette affaire, et je ne prétends pas qu'on me fasse passer la plume par le bec.
SCENE VI. -- GÉRONTE, ARGANTE, SYLVESTRE.
GÉRONTE Ah ! seigneur Argante, vous me voyez accablé de disgrâce.
ARGANTE Vous me voyez aussi dans un accablement horrible.
GÉRONTE Le pendard de Scapin, par une fourberie, m'a attrapé cinq cents écus.
ARGANTE Le même pendard de Scapin, par une fourberie aussi, m'a attrapé deux cents pistoles.
GÉRONTE Il ne s'est pas contenté de m'attraper cinq cents écus, il m'a traité d'une manière que j'ai honte de dire. Mais il me la payera.
ARGANTE Je veux qu'il me fasse raison de la pièce qu'il m'a jouée.
GÉRONTE Et je prétends faire de lui une vengeance exemplaire.
SYLVESTRE, à part. Plaise au Ciel que dans tout ceci je n'aie point ma part !
GÉRONTE Mais ce n'est pas encore tout, seigneur Argante, et un malheur nous est toujours l'avant-coureur d'un autre. Je me réjouissais aujourd'hui de l'espérance d'avoir ma fille, dont je faisais toute ma consolation, et je viens d'apprendre de mon homme qu'elle est partie, il y a longtemps, de Tarente, et qu'on y croit qu'elle a péri dans le vaisseau ou elle s'embarqua.
ARGANTE Mais pourquoi, s'il vous plaît, la tenir à Tarente, et ne vous être pas donné la joie de l'avoir avec vous ?
GÉRONTE J'ai eu mes raisons pour cela, et des intérêts de famille m'ont obligé jusques ici à tenir secret ce second mariage. Mais que vois-je ?
SCENE VII. -- NÉRINE, ARGANTE, GÉRONTE, SYLVESTRE.
GÉRONTE Ah ! te voilà, nourrice ?
NÉRINE, se jetant à ses genoux. Ah ! seigneur Pandolphe, que...
GÉRONTE Appelle-moi Géronte, et ne te sers plus de ce nom. Les raisons ont cessé, qui m'avaient obligé à le prendre parmi vous à Tarente.
NÉRINE Las ! que ce changement de nom nous a causé de troubles et d'inquiétudes dans les soins que nous avons pris de vous venir chercher ici !
GÉRONTE Où est ma fille et sa mère ?
NÉRINE Votre fille, Monsieur, n'est pas loin d'ici. Mais, avant que de vous la faire voir, il faut que je vous demande pardon de l'avoir mariée, dans l'abandonnement où, faute de vous rencontrer, je me suis trouvée avec elle.
GÉRONTE Ma fille mariée !
NÉRINE Oui, monsieur.
GÉRONTE Et avec qui ?
NÉRINE Avec un jeune homme nommé Octave, fils d'un certain seigneur Argante.
GÉRONTE O ciel !
ARGANTE Quelle rencontre !
GÉRONTE Mène-nous, mène-nous promptement où elle est.
NÉRINE Vous n'avez qu'à entrer dans ce logis.
GÉRONTE Passe devant. Suivez-moi, suivez-moi, seigneur Argante.
SYLVESTRE Voilà une aventure qui est tout à fait surprenante !
SCENE VIII. -- SCAPIN, SYLVESTRE.
SCAPIN Hé bien ! Sylvestre, que font nos gens ?
SYLVESTRE J'ai deux avis à te donner. L'un, que l'affaire d'Octave est accommodée. Notre Hyacinte s'est trouvée la fille du seigneur Géronte ; et le hasard a fait ce que la prudence des pères avait délibéré. L'autre avis, c'est que les deux vieillards font contre toi des menaces épouvantables, et surtout le seigneur Géronte.
SCAPIN Cela n'est rien. Les menaces ne m'ont jamais fait mal, et ce sont des nuées qui passent bien loin sur nos têtes.
SYLVESTRE Prends garde à toi ; les fils pourraient bien raccommoder avec les pères, et toi demeurer dans la nasse.
SCAPIN Laisse-moi faire, je trouverai moyen d'apaiser leur courroux, et...
SYLVESTRE Retire-toi, les voilà qui sortent.
SCENE IX. -- GÉRONTE, ARGANTE, SYLVESTRE, NÉRINE, HYACINTE.
GÉRONTE Allons, ma fille, venez chez moi. Ma joie aurait été parfaite si j'y avais pu voir votre mère avec vous.
ARGANTE Voici Octave tout à propos.
SCENE X. -- OCTAVE, ARGANTE, GÉRONTE, HYACINTE, NÉRINE, ZERBINETTE,
SYLVESTRE.
ARGANTE Venez, mon fils, venez vous réjouir avec nous de l'heureuse aventure de votre mariage. Le ciel...
OCTAVE, sans voir Hyacinte. Non, mon père, toutes vos propositions de mariage ne serviront de rien. Je dois lever le masque avec vous, et l'on vous a dit mon engagement.
ARGANTE Oui ; mais tu ne sais pas...
OCTAVE Je sais tout ce qu'il faut savoir.
ARGANTE Je veux te dire que la fille du seigneur Géronte...
OCTAVE La fille du seigneur Géronte ne me sera jamais de rien.
GÉRONTE C'est elle...
OCTAVE, à Géronte. Non, Monsieur, je vous demande pardon, mes résolutions sont prises.
SYLVESTRE, à Octave. Ecoutez.
OCTAVE Non, tais-toi, je n'écoute rien.
ARGANTE, à Octave. Ta femme...
OCTAVE Non, vous dis-je, mon père, je mourrai plutôt que de quitter mon aimable Hyacinte. (Traversant le théâtre pour aller à elle.) Oui, vous avez beau faire, la voilà celle à qui ma foi est engagée ; je l'aimerai toute ma vie, et je ne veux point d'autre femme...
ARGANTE Hé bien ! c'est elle qu'on te donne. Quel diable d'étourdi, qui suit toujours sa pointe !
HYACINTE, montrant Géronte. Oui, Octave, voila mon père que j'ai trouve, et nous nous voyons hors de peine.
GÉRONTE Allons chez moi, nous serons mieux qu'ici pour nous entretenir.
HYACINTE, montrant Zerbinette. Ah ! mon père, je vous demande par grâce que je ne sois pas séparée de l'aimable personne que vous voyez ; elle a un mérite qui vous fera concevoir de l'estime pour elle quand il sera connu de vous.
GÉRONTE Tu veux que je tienne chez moi une personne qui est aimée de ton frère et qui m'a dit tantôt au nez mille sottises de moi-même !
ZERBINETTE Monsieur, je vous prie de m'excuser. Je n'aurais pas parlé de la sorte, si j'avais su que c'était vous, et je ne vous connaissais que de réputation.
GÉRONTE Comment ! que de réputation ?
HYACINTE Mon père, la passion que mon frère a pour elle n'a rien de criminel, et je réponds de sa vertu.
GÉRONTE Voilà qui est fort bien. Ne voudrait-on point que je mariasse mon fils avec elle ! Une fille qui, inconnue, fait le métier de coureuse ! SCENE XI. -- LÉANDRE, OCTAVE, HYACINTE, ZERBINETTE, ARGANTE, GÉRONTE,
SYLVESTRE, NÉRINE.
LÉANDRE Mon père, ne vous plaignez point que j'aime une inconnue sans naissance et sans bien. Ceux de qui je l'ai rachetée viennent de me découvrir qu'elle est de cette ville et d'honnête famille ; que ce sont eux qui l'ont dérobée à l'âge de quatre ans ; et voici un bracelet qu'ils m'ont donné, qui pourra nous aider à trouver ses parents.
ARGANTE Hélas ! à voir ce bracelet, c'est ma fille que je perdis à l'âge que vous dites.
GÉRONTE Votre fille ?
ARGANTE Oui, ce l'est, et j'y vois tous les traits qui m'en peuvent rendre assuré.
HYACINTE O Ciel ! que d'aventures extraordinaires ! SCENE XII. -- CARLE, LÉANDRE, OCTAVE, GÉRONTE, ARGANTE, HYACINTE,
ZERBINETTE, SYLVESTRE, NÉRINE.
CARLE Ah ! Messieurs, il vient d'arriver un accident étrange.
GÉRONTE Quoi ?
CARLE Le pauvre Scapin...
GÉRONTE C'est un coquin que je veux pendre.
CARLE Hélas ! Monsieur, vous ne serez pas en peine de cela. En passant contre un bâtiment, il lui est tombé sur la tête un marteau de tailleur de pierre qui lui a brisé l'os et découvert toute la cervelle. Il se meurt, et il a prié qu'on l'apportât ici pour vous pouvoir parler avant que de mourir.
ARGANTE Où est-il ?
CARLE Le voilà.
SCENE XIII. -- SCAPIN, CARLE, GÉRONTE, ARGANTE, etc.
SCAPIN, apporté par deux hommes, et la tête entourée
de linges, comme s'il avait été bien blessé.
Ahi ! ahi ! Messieurs, vous me voyez... Ahi ! vous me voyez dans un étrange
état. Ahi ! Je n'ai pas voulu mourir sans venir demander pardon à
toutes les personnes que je puis avoir offensées. Ahi ! oui, Messieurs,
avant que de rendre le dernier soupir, je vous conjure de tout mon coeur de
vouloir me pardonner tout ce que je puis vous avoir fait, et principalement
le seigneur Argante et le seigneur Géronte. Ahi !
ARGANTE
Pour moi, je te pardonne ; va, meurs en repos...
SCAPIN, à Géronte.
C'est vous, Monsieur, que j'ai le plus offensé par les coups de bâton
que...
GÉRONTE Ne parle pas davantage, je te pardonne aussi.
SCAPIN C'a été une témérité
bien grande à moi que les coups de bâton que je...
GÉRONTE Laissons cela.
SCAPIN J'ai, en mourant, une douleur inconcevable des coups
de bâton que...
GÉRONTE Mon Dieu, tais-toi.
SCAPIN Les malheureux coups de bâton que je vous...
GÉRONTE Tais-toi, te dis-je, j'oublie tout.
SCAPIN Hélas ! quelle bonté ! Mais est-ce de
bon coeur, Monsieur, que vous me pardonnez ces coups de bâton que...
GÉRONTE Eh ! oui. Ne parlons plus de rien ; je te pardonne
tout : voilà qui est fait.
SCAPIN Ah ! Monsieur, je me sens tout soulagé depuis
cette parole.
GÉRONTE Oui ; mais je te pardonne à la charge
que tu mourras.
SCAPIN Comment, Monsieur ?
GÉRONTE Je me dédis de ma parole si tu réchappes.
SCAPIN Ahi ! ahi ! Voila mes faiblesses qui me reprennent.
ARGANTE Seigneur Géronte, en faveur de notre joie, il
faut lui pardonner sans condition.
GÉRONTE Soit.
ARGANTE Allons souper ensemble pour mieux goûter notre
plaisir.
SCAPIN Et moi, qu'on me porte au bout de la table, en attendant
que je meure.